1. Peupler la ville et attirer les élites Lorsque l’empereur décide de fonder une nouvelle capitale sur les rives du Bosphore, il trouve une cité de 20 000 habitants, dont la population est constituée principalement de Grecs, organisés autour d’une curie municipale. Sa population est majoritairement païenne encore au début du IVe siècle. Elle va se diversifier considérablement à partir du moment où l'empereur s'installe durablement, crée un Sénat et une administration qui doublent les institutions romaines. Ce nouveau Sénat comprend quelques familles venues de Rome, mais va augmenter en recrutant les élites des cités de Méditerranée orientale qui cherchent à profiter de la présence impériale pour se faire nommer aux divers postes d’une administration impériale qui s’est considérablement développée au cours du IVe siècle. Certains postes comme celui de préfet du prétoire d’Orient ou de maître des offices donnent une grande influence sur l’empereur et commandent une administration nombreuse, dans un Empire à la centralisation croissante. Il se forme une nouvelle classe sénatoriale pour attirer les élites, l'empereur leur offre des terrains pour bâtir un palais et crée un service de l'annone qui permet dans un premier temps d’attirer de nouveaux habitants et de faire vivre une importante population urbaine. Le blé d'Égypte arrive par navires jusque dans les ports qui sont construits au sud de la ville, port Julien, port Théodosien. Cette société est donc socialement diverse, puisqu'elle va de la très haute aristocratie sénatoriale1 aux pauvres hères qui vivent de la charité, en passant par un milieu assez prospère de commerçants et d'artisans qui sont au service des milieux de la cour. La ville est structurée en oikos, qui comporte une résidence aristocratique avec un habitat pour les dépendants mais aussi pour les petits commerces, comme les boulangeries. Les aristocrates ont en effet des biens fonciers importants dispersés dans l'empire, mais une partie de leurs récoltes servent à nourrir leur maisonnée, la familial comportant non seulement les membres de la famille, mais aussi les serviteurs esclaves ou libres, et de quoi redistribuer aux clients dépendants. La ville a également attiré de nombreux pauvres. Justinien a dû légiférer pour interdire aux paysans d’Anatolie, les plus pauvres, de vendre leurs filles pour être prostituées dans la capitale. La structuration de la société constantinopolitaine est donc celle d'une ville romaine, avec la particularité d'être une ville impériale, qui attire donc les élites provinciales en quête de carrière. Les empereurs y établirent des chaires d’enseignement public, car il fallait trouver assez de personnel éduqué pour occuper les milliers de postes dans les bureaux impériaux ou patriarcaux et pour peupler les tribunaux qui jugeaient en dernier ressort les affaires de tout l’Orient. La population est encore bilingue à cette époque, ce qui se retrouve aussi sur les inscriptions qui sont en latin comme en grec. La présence de l'armée fait venir à Constantinople des hommes d'origine barbare, comme ces Goths, nombreux dans les rangs de l’armée. La population est sans doute ethniquement de plus en plus mélangée. Les Orientaux sont aussi nombreux, comme l’atteste la présence de nombreux monophysites syriens ou égyptiens. Le nombre d’étrangers, de « barbares » pour reprendre l’expression du temps, inquiéta, surtout quand ils occupaient de nombreux postes de commandements et que leurs congénères se montraient menaçants aux frontières. En 400 les Goths de Gaïnas, qui de surcroît étaient ariens, furent massacrés dans la capitale et leur chef, ancien magister utriusque militiae, périt l’année suivante.2 2. Une capitale qui devient chrétienne Du point de vue religieux, la diversité existe aussi. L'ancienne population était majoritairement adepte des cultes traditionnels. Les temples encore en activité au début du IVe siècle furent fermés et en partie réutilisés à la fin du siècle. Le gouvernement impérial employait à son service des païens, comme le paphlagonien Thémistios, mais ils furent de moins en moins nombreux, au fur et à mesure que la société se christianisait. Une quartier juif est attesté dès le Ve siècle lorsque le préfet de la ville autorise la construction d’une synagogue dans le quartier des Chalcoprateia.3 La cité de Byzance était déjà le siège d'un évêché, suffragant de la métropole d'Héraclée de Thrace, mais la présence de l'empereur chrétien fit de son évêque un personnage politique de premier plan. Avec l'impulsion donnée au christianisme par la conversion de l'empereur Constantin, la cité fut dotée d'églises et sa communauté chrétienne se développa rapidement.4 Dès lors Constantinople fut considérée comme une nouvelle Rome et l'évêque de Constantinople, qui avait obtenu en 385 le second rang après l'évêque de Rome dans la hiérarchie ecclésiastique, devint patriarche avec un pouvoir de juridiction sur les Églises d'Orient, jusqu'au territoire du patriarcat d'Antioche vers l'est, et en Thrace à l'ouest.5 Le clergé nommé pour desservir les nouvelles églises et administrer les biens croissants de l’Église se développa.6 Il était très intéressant financièrement d'être clerc de Sainte-Sophie, une église enrichie par les donations aristocratiques7 et impériales. L'empereur distribuait de l'argent aux membres du clergé pour les grandes fêtes religieuses. Justinien, puis Héraclius décidèrent d'en limiter le nombre, le premier à 525, le second à 600, car ce genre de position était très convoitée.8 La riche Église de Constantinople supportait des charges croissantes, ainsi elle disposait du revenu de 1100 boutiques pour assurer l’enterrement hors les murs des pauvres ou des gens de condition modeste.9 Les institutions charitables, privées ou publiques, et les hôpitaux de la capitale étaient réputés dans tout l’Empire pour leur nombre et leur qualité.10 Les premiers moines n'étaient peut-être pas orthodoxes et leur souvenir a été quasiment effacé par l'historiographie. La notoriété de la cité attira aussi des moines venus des provinces. Isaac le Syrien aurait fondé le couvent de Dalmatos, dès la fin du IVe siècle. Alexandre l'Acémète († 430) finit sa vie à Constantinople où il fonda un monastère dont les moines pratiquaient la prière perpétuelle, en se relayant l'église. Il avait importé cette pratique de Mésopotamie. Le sénateur Stoudios fonda en 462 un monastère non loin de la porte Dorée et fit venir des moines du monastère des Acémètes pour le peupler. C'est en Syrie que Daniel le Stylite (†490) trouva son modèle de vie monastique, celui du stylite qui vit sur une colonne. Il s'établit au nord de Constantinople et sa notoriété lui valut la visite des empereurs Léon Ier et Zénon.11 En cette époque de controverses doctrinales, il n'y avait pas une communauté chrétienne à Constantinople, mais plusieurs communautés avec chacune leur évêque ou au moins leurs membres du clergé. Les adeptes du concile de Nicée avaient tenu le siège épiscopal un moment puis l'avait perdu. Ceux qui refusaient le concile de Nicée étaient assez nombreux au milieu du IVe siècle et ils bénéficiaient de l'appui impérial. Leur nombre s'accrut avec la conversion d'une grande partie des peuples germaniques à leur foi. Or ces derniers étaient nombreux dans l'armée, et même les empereurs nicéens ne voulaient pas appliquer à leur encontre les sévères lois contre les hérétiques. Il y avait aussi des minorités religieuses schismatiques, comme les Novatiens, qui étaient des rigoristes. Après le concile de Chalcédoine, la ville abritera des chrétiens qui avaient refusé le concile et que l'on nommera monophysites. Comme le contrôle du siège épiscopal de Constantinople était un enjeu majeur pour ces différents groupes de chrétiens, il y avait à Constantinople des clercs et des moines venus faire pression sur l'évêque en place ou sur l'empereur et ses serviteurs.12 Les eunuques en particulier qui avaient accès à l'empereur étaient sollicités dans ces querelles.13 L'impératrice Théodora, épouse de Justinien, recueillit au sein même du palais des clercs monophysites qui finirent par créer une Église dissidente autonome. Cette diversité religieuse reflète le fait que la capitale attire une population venue de toutes les provinces et même de l'étranger. Le développement urbain et démographique a en effet nécessité la construction de nouveaux ports et la Mésè, la grande artère de la cité se peupla de commerçants. 3. L’arrivée des artisans et des marchands Avec la croissance démographique, spectaculaire à partir du règne de Constance II, qui voit la ville atteindre au début du Ve siècle sans doute près d’un demi million d’habitants, le marché constantinopolitain devint prépondérant, car il fallait nourrir, vêtir, distraire une masse considérable, sans compter les produits de luxe que réclamaient les élites. C’est à cette époque que se mirent en place les quartiers spécialisés de la capitale, parfumeurs près du palais impérial, orfèvres et banquiers dans la Mésè etc.. Les productions de Constantinople s'exportaient dans les provinces et on retrouve des objets d'orfèvrerie ou des armes jusques dans les lointaines régions de la Gaule. Les milliers de petites boutiques étaient souvent protégées par des portiques.14 Le ravitaillement en blé fut organisé par l’État: il veillait que les nauclères chargent le blé en Égypte et le ramènent par l’ « heureux transport » de septembre.15 L'annone servait à nourrir la population et à payer en nature une partie du salaire des fonctionnaires. Il y avait aussi des distributions de blés aux membres du clergé et à certains monastères et institutions charitables. La population décrut toutefois après la réapparition de la peste en 542 qui la décima spectaculairement, Procope affirmant qu’on avait cessé de compter le nombre de morts aux portes de la ville après le passage de plus de 200 000 corps.16 À l’époque d’Héraclius, le nombre d’habitants avait suffisamment baissé pour que la perte du blé d’Égypte ne soit pas trop ressentie. 4. Une ville agitée Constantin avait fait agrandir l'hippodrome et les courses de char étaient un passe-temps favori des Constantinopolitains. La spina avait été décorée par des statues que les empereurs avaient fait venir de différentes cités et de sanctuaires prestigieux. L'hippodrome servait aussi d'espace politique, pour l'acclamation de l'empereur, pour certains couronnements, mais il pouvait aussi servir de lieu de protestation. Le milieu des artisans aisés fréquentait l'hippodrome où des factions soutenaient les équipes des Bleus, des Verts, des Blancs et des Rouges. Les principales factions des Bleus et des Verts avaient aussi un rôle à jouer dans les cérémonies impériales. Mais les factions se transformèrent en groupes de pression et de protestation.17 Lors de la révolte Nika en 532, les factions réclamaient le départ d'un conseiller de l'empereur, mais l'émeute se transforma en sédition et entraîna l'incendie d'une grande partie de la cité. C'est à cette violence populaire que Constantinople dut la reconstruction de Sainte-Sophie selon le plan actuel. La cité était régulièrement traversée par de grandes processions, reliant Sainte-Sophie aux autres grandes églises de la ville, comme les Saints-Apôtres, lieu de sépulture des empereurs, ou Sainte-Marie-des-Blachernes qui abritait d'importantes reliques de la Vierge, protectrice de la cité. La population avait fortement réagi quand son évêque Nestorius avait semblé porter atteinte à la Vierge en lui refusant le titre de mère de Dieu. Les empereurs avaient fait venir des reliques de Palestine18 et plusieurs sanctuaires mettaient en valeur ce patrimoine pour attirer les malades et les estropiés qui attendaient dans ces sanctuaires une guérison miraculeuse. On doit aux clercs de ces sanctuaires une importante littérature hagiographique.19 Le niveau culturel des habitants de la cité, et leur alphabétisation était probablement supérieur à celui de l'ensemble des habitants de l'empire. En moins d’un siècle, Constantinople était devenue la ville impériale par excellence, « incarnant tout à la fois la légitimité impériale, l’orthodoxie religieuse et un certain bien-être.» 20
1. Jean Chrysostome dans une homélie affirme, sans doute de façon un peu emphatique que si on réunissait les fortunes de tous les riches Constantinopolitains, on obtiendrait un million de livres. Voir Jean Chrysostome, J.-P. Migne (éd.), Acta Apostolorum, Homilia XI, 3, Patrologia Graeca 60, col. 96-98. 2. Friell, J. G. P.- Williams, S. J., The Rome that did not fall: the survival of the East in the fifth century (New York 1999), pp. 11–12. Le massacre des Goths a inspiré de l'aversion et de la répugnance parmi la polpulation chrétienne à cause de sa cruauté, en particulier dans le cas des Goths (orthodoxes?) qui avaient cherché refuge dans l'église de Saint-Jean l'Evangéliste et ont été brûlés (Zosime, Historia Nova V. 146-147; Socrates, Historia ecclesiastica VI.6; Sozomène, Historia ecclesiastica VIII.4). Gaïnas a tenté de fuir en Thrace, où il a été capturé par le roi des Huns. Ce dernier lui a coupé la tête et l'envoya à l'empereur Arcadius comme un don. Sur Gaïnas voir Albert, G., Goten in Konstantinopel. Untersuchungen zur oströmischen Geschichte um das Jahr 400 n. Chr (Paderborn 1985), Studien zur Geschichte und Kultur des Altertums, p. 103-162. 3. Jacoby, D., "Les quartiers juifs de Constantinople à l’époque byzantine", Byzantion 37 (1967), p. 167-227, repris dans Idem, Société et démographie à Byzance et en Romanie latine, (London 1975), Variorum Reprints, n° II. 4. Autour 450, un programme vaste de construction d'églises nouvelles a été commencé dans tout l'Empire. Empereurs, princes, dignitaires, les grands propriétaires de terre et les fidèles ont contribué généreusement à cette activité. L' l'église a pris la place du temple antique dans l'imaginaire collectif. Morrisson, C.-Sodini, J.-P., «The Sixth-Century Economy», in Laiou, Α. Ε. (ed.-in-chief), The Economic History of Byzantium: From the Seventh to the Fifteenth Century (Washington D.C. 2002), p. 187. 5. Sur la formation du patriarcat de Constantinople la bibliographie abonde. 6. Les offices patriarcaux et le synode ne se mirent que progressivement en place: Darrouzès, J., Recherches sur les offikia de l’Église byzantine (Paris 1970), Archives de l’Orient chrétien 11, p. 11-28. 7. Les empereurs n’étaient pas toujours favorables à de telles donations. Ainsi Jean Chrysostome obtint difficilement que la très riche veuve Olympias consacre sa fortune à l’Église de Constantinople. Kazhdan, A., "Olympias", A. Kazhdan (ed), The Oxford Dictionary of Byzantium 2 ( Oxford-New York 1991), p. 1523-1524. 8. Jus Graecoromanum, Ιω. Ζέπου και Παν. Ζέπου (ed.), vol. 1, Νεαραὶ καὶ χρυσόβουλλα τῶν μετὰ τὸν Ἰουστιανιανὸν βυζαντινῶν αὐτοκρατόρων. Ἐκ τῆς ἐκδόσεως C. E. Zachariae von Lingenthal (Αθῆναι 1931), p. 27-30. 9. Dagron, G., "Le christianisme dans la ville byzantine", Dumbarton Oaks Papers 31 (1977), p. 13 sqq. 10. Sur les débuts de l’orphanotropheion, cf. Nesbitt, J., "St. Zotikos and the Early History of the Office of Orphanotrophos", dans Βυζάντιο, κράτος και κοινωνία: μνήμη Νίκου Οικονομίδη, A. Avramea, A. Laiou et E Chrysos (eds), (Athènes 2003), p. 417-422. 11. Delehaye, H., Les Saints stylites (Subsidia Hagiographica, vol. I4), (Bruxelles 1923), p. 1-94. 12. Ainsi, au temps de Justinien et Théodora, Jean d’Éphèse, un monophysite, séjourna à la cour de Constantinople Griffith, S. H., "John of Ephesus", A. Kazhdan (ed.), The Oxford Dictionary of Byzantium 2 (Oxford-New York 1991), p. 1064. 13. Sur les eunuques, voir en dernier lieu: Eunuchs in Antiquity and beyond, S. Tougher (ed.), (London-Swansea 2002). 14. Berger, A., "Streets and Public Spaces in Constantinople", Dumbarton Oaks Papers 54 (2000), p. 161-172. 15. Sur les ports et la longueur des quais, voir les remarques de Mango, C., Le développement urbain de Constantinople (IVe-VIIe siècles), (Paris 1985)2, Travaux et Mémoires, Monographies 2 , p. 38-40. 16. Procope donne une description de la peste à Constantinople : Procope de Césarée, Histoire, G. Dindorf (éd.), vol. 1, (Bonnae 1833), Corpus Scriptorum Historiae Byzantinae, De Bello Persico, II, 23. 17. Voir entre autres, Cameron, Al., Porphyrios the Charioteer, (Oxford 1973), p. 232-239; Zuckerman, C., "Le cirque, l’argent et le peuple. À propos d’une inscription du Bas-Empire", Revue des Études Byzantines 58 (2000), p. 69-96. 18. Un célèbre ivoire commémore l’entrée de relique de saint Étienne sous Théodose II: Voir Holum, G. – Vikan, G., "The Trier Ivory, Adventus Ceremonial, and the Relics of St. Stephen", Dumbarton Oaks Papers 33 (1979), p. 113-133. 19. Par exemple: The Miracles of St. Artemios: A Collection of Miracle Stories by an Anonymous Author of Seventh Century Byzantium. Translated by V. Crisafulli with an Introd. by J. Nesbitt (Leiden-New York 1997) The Medieval Mediterranean 13. 20. Dagron, G., Naissance d’une capitale. Constantinople et ses institutions de 330 à 451, (Paris 1984)2, p. 542.
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