La société constantinopolitaine à l’époque médio-byzantine

1. Introduction

Après la perte des provinces d’Orient, Constantinople est restée la seule « mégalopole » de l’Empire, ce qui lui a donné des traits particuliers, en raison de l’ampleur du ravitaillement nécessaire et de la concentration des richesses qui circulèrent grâce à l’impôt et qui s’y accumulèrent, suscitant l’admiration et parfois l’envie des étrangers qui y séjournèrent. La société constantinopolitaine ne sortit pas indemne de la crise qui vit les armées ennemies camper devant les murs à trois reprises entre 626 et 718, car la population diminua de façon drastique en deux siècles. Les plus pauvres, ceux qui ne disposaient pas de réserves alimentaires durent quitter la capitale. On dispose de peu de sources concernant cette époque, mais il semble que la vieille élite sénatoriale, renforcée des réfugiés provinciaux, se soit maintenue. Théophane fait allusion à elle lorsqu'il rapporte que l'empereur Philippikos, après une procession solennelle dans la capitale, projetait d’inviter à déjeuner les citoyens de vieille souche, formule qui ne peut désigner que l'aristocratie traditionnelle.1

Dès la fin de l’épidémie de peste, en 747, la ville reprend sa croissance démographique. Sa population se diversifie, car la capitale attire tant les élites des provinces que les plus démunis qui espèrent vivre à l'ombre des institutions charitables. Vers 750, la capitale comptait moins de 100 000 habitants, voire moins de la moitié, alors que sous les Comnènes, elle atteignit de nouveau plusieurs centaines de milliers d’habitants, peut-être 400 000 si on en croit Villehardouin, le chroniqueur latin de la quatrième croisade.2

La population comporte des couches sociales bien distinctes : le monde du Palais, le milieu des artisans et des commerçants, des étrangers de plus en plus nombreux, enfin le peuple.

2. Le monde du Palais

Dans un Empire aussi centralisé que Byzance, le gouvernement concentrait dans la capitale les richesses drainées par l’impôt des provinces et s’entourait d’une administration de plus en plus nombreuse, du moins pour un État médiéval.

Dans les bureaux de Constantinople étaient employés de nombreux fonctionnaires, souvent fort instruits, après avoir appris dans les écoles de la capitale tant l’art d’écrire que la rhétorique. Seule une minorité avait accès à l’éducation supérieure et cette élite entrait au service des empereurs. Les compétences plus techniques, comme celles des agents du fisc, s’acquéraient par la pratique. Le mode de recrutement, qui confinait à ce nous appellerions le népotisme, facilitait ces apprentissages : lorsqu'un membre éminent d'une famille obtenait un poste influent, il favorisait le recrutement des jeunes de sa parenté et lui transmettait son expérience.

A partir du XIe siècle, les familles à tradition civile se partageaient également les positions les plus élevées de la hiérarchie ecclésiastique:3 L’exemple le plus éclatant est celui de la famille des Chrysobergai, qui cumulèrent de hautes fonctions civiles et des postes élevés dans l'Église, dont plusieurs charges de patriarches, mais on peut ajouter aussi les Kamatèroi, qui réussirent à s'apparenter par mariage avec les Comnènes, les Kataphlôroi, les Serblias, les Promoudenoi…

Après l’échec des grandes révoltes contre Basile II, les principales familles de provinces, comme les Sklèroi, les Comnènes, les Dalassènes vinrent s’établir à la cour où désormais s’organisaient toutes les carrières. Ils avaient leur oikos à Constantinople mais partaient en province pour exercer leurs charges, au moins en début de carrière. C’est l’époque de la toute puissance des juges, qui sont issus des familles résidant à Constantinople où ils ont fait leurs études. Ils visitent les différentes provinces, regrettant le confort de la capitale. On connaît le cursus de quelque uns d’entre eux. À titre d’exemple, Pierre Gymnos fut juge de Lykandos, de Mélitène, de Podandos, de Tarse, de Séleucie, des Thracésiens:4

Avec la prospérité économique, les charges fiscales que ces fonctionnaires civils monopolisaient les enrichissaient si rapidement que des familles jadis plus enclines à servir par les armes vinrent rejoindre leurs rangs. Des échecs restaient toutefois possibles et nombre de percepteurs finirent ruinés faute d'avoir réuni les sommes correspondant aux impôts qu'ils avaient promis de lever. Mais pour les familles proches du pouvoir, la richesse leur permettait de vivre sur un grand pied. Ces familles faisaient vivre le commerce de luxe, commanditant des objets précieux et de somptueux vêtements. Les plus grands aristocrates possédaient à une moindre échelle une cour semblable à celle de l'empereur, et comme l'empereur, ils confiaient la garde de leur espace privé à des eunuques.

Le monde du Palais constituait une ville dans la ville. Des milliers de serviteurs nourrissaient une cour nombreuse, exigeante et raffinée. Ce qui toutefois frappait le plus les étrangers, notamment venant d’Occident, c’était le rôle des eunuques. Ils ne furent jamais très nombreux, mais les jeunes gens qui furent castrés étaient souvent instruits dans l'espoir d'entrer au service des empereurs où vivant dans la partie privée du palais, ils avaient accès à la famille impériale et pouvaient exercer une grande influence. On pouvait même trouver des eunuques dans la famille impériale. Le parakoimomène Basile, fils bâtard de Romain Lécapène, disposait d’une maison de 3000 personnes, fut un magnifique mécène et gouverna l’Empire de 976 à 985.5

Le Grand Palais était constitué d'un ensemble de bâtiments dont les plus anciens remontaient à la période constantinienne. Certains bâtiments abritaient les bureaux des divers services de l'État, d'autres servaient occasionnellement de salles de réception, d'autres enfin étaient des résidences. Un ensemble d'églises et de chapelles construites au fil des siècles étaient desservies par les clercs du Palais, qui se distinguaient par leurs revenus élevés. Ces clercs assuraient le service liturgique pour la famille impériale et pour les serviteurs du palais, en dehors des grandes fêtes liturgiques qui réunissaient tout ce monde à Sainte-Sophie. L'église patriarcale avait à son service un clergé pléthorique recruté sur recommandation. Les clercs titulaires vivaient fort bien, les clercs surnuméraires vivotaient dans l'espoir d'une charge de titulaire. En plus de ce clergé desservant les églises, les empereurs choisissaient des conseillers spirituels dont la réputation de sainteté s'était forgée au monastère. La ville de Constantinople abritait de nombreux monastères. Parmi les plus célèbres, on peut citer le Stoudios qui recrutait principalement ses moines au sein de l’aristocratie. On croisait toutes sortes de moines à Constantinople, y compris des stylites, mais les moines qui pratiquaient une ascèse ostentatoire et vivaient de la charité furent critiqués par les canonistes sous les Comnènes.

3. Le milieu des artisans et des marchands

La présence de la cour offrait un marché sans égal pour les produits de luxe et l’importance de la population suscitait de grands besoins en produits alimentaires et courants. La plupart des artisans étaient organisés en corps de métiers surveillés par l’éparque de la ville, qui avait toute autorité sur la capitale et dont les agents surveillaient les transactions, l’exactitude des poids et mesures et la marge bénéficiaire des étrangers. Le livre de l’Eparque, rédigé à l’initiative de Léon VI offre une description de nombreux métiers, notamment ceux du luxe. Les artisans de la soie, par exemple, étaient divisés en spécialités bien définies: ceux qui achetaient la soie brute, ceux qui la filaient, ceux qui la tissaient, les tailleurs etc. Certains tissus de soie pourpre réservés à l’empereur étaient tissés dans des ateliers installés au sein du Palais et interdits de vente, mais une partie de la production de luxe était exportée, ce qui fit la fortune des grands marchands constantinopolitains, dont la plupart n’avaient pas besoin d’armer des navires pour la grande aventure. Des nauclères étaient déjà actifs dès le IXe siècle, puisque l’empereur Nicéphore Ier a pu les contraindre à emprunter de fortes sommes.6 Les étrangers, en particulier les Italiens, venaient à Constantinople avec leurs navires à la recherche des productions de luxe de la cité, qu'ils revendaient à prix d'or chez eux. A côté des artisans du luxe il y avait une foule de métiers de bouche, boulangers, épiciers, bouchers, poissonniers… Les revenus tirés de ces différentes activités, modestes pour les métiers de bouche puisque un boulanger gagnait peut être 24 pièces d’or par an, dépassaient ceux des dignitaires moyens de la cour. On a le cas d'un cérulaire ou celui d'un chantre qui avaient pu accumuler des dizaines de livres d’or. Ce dernier Kténas rêvait de s’acheter la dignité sénatoriale de protospathaire.7

A partir du XIe siècle, la séparation entre les fonctionnaires de rang modeste et les riches marchands, qui purent acheter auprès des empereurs impécunieux de hautes dignités qui leur ouvraient la porte du Sénat, devint floue. On voit se multiplier sur les sceaux de fonctionnaires des noms auparavant inconnus, ce qui prouve l'élargissement du recrutement aux enfants de la bourgeoisie aisée, munis d'une forte instruction, et confirme l'impression d'ouverture sociale ressentie et souvent critiquée par les chroniqueurs du temps, comme Michel Psellos. Mais ces nouveaux venus ne parvinrent pas au sommet de la hiérarchie en raison d'un contrôle social plus serré sous les Comnènes. Il ne faut cependant pas voir dans l’attitude d’Alexis Comnène qui demanda aux marchands sénateurs, en cas de procès, de ne pas tirer profit des prérogatives des sénateurs, un acte d’hostilité à l’égard des marchands, mais plutôt un souci d’équité entre les parties en cause. Les Comnènes, certes sourcilleux sur le statut social de la haute aristocratie, se soucièrent de la population de la capitale, célébrant des triomphes rappelant les succès de la dynastie.

Les artisans et les marchands employaient de nombreux auxiliaires. Les plus modestes se contentaient de la main d’œuvre familiale. La place des femmes est difficile à préciser, mais, à la fête de sainte Agathe, les fileuses, les cardeuses défilaient dans la ville.8 D’autres artisans salariaient des hommes libres, qui, rémunérés de l’ordre d’un kération (1/24e de nomisma) par jour, gagnaient de quoi entretenir une famille; d’autres possédaient en plus des esclaves, qu’ils pouvaient même mettre à la tête d’une boutique, sauf pour certains métiers comme celui de banquier. Les esclaves étaient parfois fort qualifiés, puisque sur les marchés de la capitale, bien alimentés au Xe siècle notamment, on achetait des médecins ou des notaires.9

4. Une ville cosmopolite

La présence des étrangers est permanente, mais leur nombre a évolué en fonction de l’activité économique car la majorité d’entre eux furent des marchands, même si le nombre de mercenaires et de pèlerins augmenta aussi fortement après l’an 1000. Le poète Tzétzès, contemporain de Manuel Comnène, entendait parler toutes les langues à Constantinople. En effet, les peuples du Caucase étaient bien représentés: une rixe opposa marins de la flotte à des soldats arméniens sous Nicéphore Phocas.10 A partir du XIe siècle, les Latins séjournèrent en plus grand nombre à Constantinople. Ils y étaient attirés aussi par les reliques exceptionnelles, dont la vraie Croix conservée au Palais et par la réputation de beauté et de richesse de la ville. Certains nobles, cadets en quête de fortune ou aventuriers mercenaires, s’enrôlaient quelques années dans les tagmata impériaux qui appréciaient ces cavaliers d’élite. Les commerçants étrangers avaient leurs caravansérails, en fonction de leur origine géographique. Il y a en avait un pour les Russes, un pour les Syriens. Les marchands italiens étaient devenus si nombreux qu'il y avait des colonies de résidents. Les marchands amalfitains, des précurseurs, furent suivis des Vénitiens, puis des Pisans et des Génois. Ils s’établirent dans des concessions, le long de la Corne d’Or, qui devint la zone portuaire la plus active au lieu des ports de la Propontide. Bénéficiant d’exemptions douanières, ils finirent par irriter une partie de la population locale ce qui provoqua en 1182 un massacre porteur d’une méfiance réciproque.11

5. Les « classes dangereuses »

Le peuple de Constantinople avait fini par développer une forme de xénophobie car il lui semblait que les étrangers bénéficiaient d'avantages dont eux-mêmes étaient dépourvus. En effet l'exemption du kommerkion avait été octroyée aux Vénitiens, en échange de leur aide militaire, puis à d'autres italiens mais les marchands grecs n'en profitaient pas.

Il faut rappeler que de nombreux pauvres, oisifs, peuplaient aussi la capitale. Ils y trouvaient de nombreux établissements de charité, xenodocheia, hôpitaux, orphelinats, souvent attachés à des monastères fondés par les empereurs et la haute aristocratie.12 Ces établissements religieux distribuaient de la nourriture et fournissaient parfois un abri. Ils attiraient une foule de paysans appauvris, qui ne trouvaient pas prêts de chez eux en province un équivalent. L'arrivée des Turcs en Asie Mineure occasionna un mouvement de réfugiés vers la capitale. La pauvreté entraînait une importante prostitution et certains souverains tentèrent de transformer des bordels en monastères pour limiter le phénomène. Les chroniqueurs byzantins n’ont que mépris pour ces groupes qu’ils accusent de profiter des troubles pour piller.

6. Une grande diversité de confessions

La ville abritait donc une grande variété de minorités religieuses. Les chrétiens non chalcédoniens, Arméniens ou Syriaques, pouvaient exercer leur culte, sauf en période de tension, qu'ils soient étrangers ou résidents de l'Empire. Les juifs, qui étaient implantés dans l'Empire depuis des siècles, jouissaient d’un statut protégé, mais ils furent contraints par l’empereur Constantin Monomaque de quitter la ville pour s’établir à Péra sur la rive opposée de la Corne d’Or, où ils vivaient regroupés dans un quartier ceint de murs.13 Ils ne furent pas les seuls non chrétiens résidents puisque les Arabes avaient obtenu le droit d’entretenir une mosquée.14 Des groupes hérétiques, plus ou moins tolérés comme les dualistes manichéens ou bogomiles, vivaient également dans la capitale.

L’image d’une Byzance immobile est donc comme à l’accoutumée trompeuse. Sans cesse la société constantinopolitaine s’est adaptée aux nouvelles conditions économiques et les empereurs ont appris à se concilier la population de leur capitale, qu’ils ont favorisée, car leur maintien au pouvoir en dépendait largement.




1. Theophanis Chronographia, vol. 1, C. de Boor (ed.), (Lipsiae 1883), p. 383.

2. Jacoby, D., "La population de Constantinople à l’époque byzantine: un problème de démographie urbaine", Byzantion 31, (1961), p. 81-109, repris dans Idem, Société et démographie à Byzance et en Romanie latine, (London 1975), Variorum Reprints, n° I.

3. Tiftixoglu, V., "Gruppenbildungen innerhalb des konstantinopolitischen Klerus während der Komnenzeit", Byzantinische Zeitschrift 62 (1969), p. 25-72.

4. Toutes références dans Wassiliou, A.-K. –Seibt, W., Die byzantinischen Bleisiegel in Österreich 2.Teil. Zentral-und Provincialverwaltung, (Vienna 2004), no 205.

5. Kazhdan, A., Cutler, A., "Basil the Nothos", The Oxford Dictionary of Byzantium 1, A. P. Kazhdan (ed.), (Oxford-New York 1991), p. 270.

6. Theophanis Chronographia, vol. 1, C. de Boor (ed.), (Leipzig 1883), p. 487.

7. Constantine Porphyrogenetus, De administrando imperio, G. Moravcsik (ed.), traduction anglaise par Jenkins R.J. H. (Washington 1967)2, Corpus Fontium Historiae Byzantinae 1, p. 244.

8. Laiou, A., "The festival of 'Agathe': Comments on the Life of Constantinopolitan Women", dans Eadem, Gender, Society and Economic Life in Byzantium, (Hampshire 1992), n° III.

9. Sur les esclaves byzantins voir Rotman, Y., Les esclaves et l’esclavage. De la Méditerranée antique à la Méditerranée médiévale, VIe-XIe siècles, (Paris 2004).

10. Leonis Diaconi Caloënsis historiae libri decem, C.B. Hase (ed.), Corpus Scriptorum Historiae Byzantinae (Bonn 1828), p. 64-65.

11. Sur la place des marchands, notamment à Constantinople, voir Lilie, R.-J., Handel und Politik zwischen dem byzantinischen Reich und den italianischen Kommunen Venedig, Pisa und Genua in der Epoche der Komnenen und der Angeloi, 1081-1204 (Amsterdam 1984), p. 222-242.

12. Cf. notamment, Thomas, J. Ph., Private Religious Foundations in the Byzantine Empire, (Washington 1987), p. 37-53.

13. Jacoby, D., "The Jews of Constantinople and their demographic hinterland", C. Mango et G. Dagron (eds.), Constantinople and its Hinterland. Papers from the 27th Spring Symposium of Byzantine Studies, (Aldershot 1995), p. 221-232.

14. Reinert, S. W.," The Muslim presence in Constantinople, 9th-15th centuries: some preliminary observations", dans Studies on the Internal Diaspora, Ahrweiler H., Laiou A. (eds.), (Washington 1998), p. 125-150.